Tableau véritablement clinique de la façon dont le pouvoir opère dans l'organisation du travail contemporain.
Le Direktør du réalisateur Lars Von Trier, est un film, programmé sur ARTE, documentant avec une ironie cruelle la vie d'une petite entreprise danoise qui va connaître une soudaine crise.
Le lieu vide du pouvoir
Commençons par rappeler brièvement l'intrigue, aussi simple que déconcertante. Ravn, dirigeant d'une PME danoise dans l'informatique en passe d'être rachetée par une société islandaise, recrute Kristoffer, un acteur au chômage, pour incarner un directeur fictif (nommé Sven), inventé de toutes pièces par ce même Ravn pour se couvrir des décisions impopulaires et désastreuses qu'il a été amené à prendre dans la gestion de sa propre entreprise. Et, à l'évidence, rien n'est amené à se passer comme prévu.
La question au cœur du film consiste précisément à figurer ce lieu vide du pouvoir, tournant autour de son absence présumée (où est le Directeur de Tout ? Qui est-il ? Existe-t-il vraiment ? Que veut-il ?) ; Absence qui se trouve être en réalité le gage de l'efficacité du pouvoir du fait même qu'il devient le réceptacle dans lequel chacun projette ses propres désirs, craintes et espérances.
La nature fictionnelle du pouvoir
Bien que datant de 2006, le film illustre de manière exemplaire le basculement de formes de travail qui cherchent de plus en plus, à engager des dispositions plus subjectives, telles que la motivation, les émotions, l'attitude personnelle, l'empathie, voire même le désir. Cette dimension émotionnelle en appelle explicitement aux désirs inconscients, aux fantasmes et fragilités narcissiques de chacun.
Reste que cette dynamique passionnelle impulse des forces contradictoires et explosives dans l'organisation du travail. Ce "Directeur de Tout", à la fois omniprésent et invisible, concentre toute l'hostilité et la haine, à tel point que, acculé face à la véhémence croissante des salariés de l'entreprise à son égard, Kristoffer, l'avatar virtuel du dirigeant, s'en sort par une pirouette tout à fait absurde, qui consiste rien de moins qu'à inventer un "Directeur du Directeur de Tout" situé aux États-Unis, qui serait donc son supérieur direct et le véritable agent (dans l'ombre) de tous les dysfonctionnements et frustrations !
La comédie d'entreprise
Le pouvoir opère à la fois comme un miroir et comme un leurre. Chacun y retrouve à souhait une image grandiose de lui-même, canalisant les angoisses concernant son identité et offrant simultanément une forme de réassurance. Bien que prenant la forme d'un leurre, le pouvoir n'exerce pas moins de puissants effets de déformation de la réalité, en particulier par la prégnance du déni qui vise justement à préserver cette image à la fois idéalisée et déformée. Ainsi, chacun conserve à part soi ce lien (faussement) privilégié qu'il pense entretenir avec le "Directeur de Tout", à l'exclusion des autres, alors que tout ceci ne se révèle être qu'une coquille vide.
Une question reste alors en suspens, en forme d'abîme, comme l'un des fils directeurs qui parcourent non seulement la filmographie du Direktør, mais également la vie des organisations :
d'où provient cette fascination par et pour le pouvoir ?
quelles gratifications, souvent inconscientes, s'y trouvent par-là même assouvies ?
et surtout : quelle est notre responsabilité dans cette mise en scène à laquelle nous prenons part, d'une façon ou d'une autre ?
« Aucune leçon, aucune manipulation. Juste un bon moment », prononce Von Trier d'une malicieuse voix off au début de son film. Qu'il nous soit permis d'en douter...
Sources : La Tribune du 17 octobre 2023; Le nouvel esprit du capitalisme; Le Capitalisme émotionnel.
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